Publié dans L'Echo le 2 avril 2015
L’année
2014 aura été incontestablement celle de l’économiste Thomas Piketty et de son
ouvrage « Le Capital au 21ème siècle ». L’économiste
y démontre de manière éclatante une tendance historique à la concentration
toujours plus grande du capital dans les mains de
quelques-uns, et par conséquent l’impact massif de l’héritage dans la
répartition des richesses. « L’héritage
n’est pas loin de retrouver en ce début du XXIe siècle
l’importance qu’il avait à l’époque du Père Goriot», épingle Piketty.
A ses yeux, cette observation amène à poser
l’enjeu de la « soutenabilité » de nos sociétés : « combien
de temps les mythes de la répartition et de la possibilité d’ascension
méritocratique résisteront-ils aux faits ? ». Piketty conclut sa démonstration avec malice, en rappelant le
conseil de Vautrin dans le Père Goriot : « Pour faire fortune,
il faut se contenter d’épouser une héritière ».
En
2015, année préélectorale aux Etats-Unis, Hillary Clinton et Jeb Bush figureront
très certainement en haut de l’affiche. Tous deux font office de favoris de
leur camp politique respectif dans la course à la Maison Blanche. En cas
d’élection de l’un d’eux, et vu que la réélection d’un président en exercice
est quasi devenue la règle, la « fonction suprême » sera restée aux
mains de deux « familles » pendant 28 ans[1],
le mandat de Barack Obama, durement conquis lors des primaires démocrates de 2007-2008,
faisant office d’intermède.
Le
retour du rôle massif de l’héritage dans la répartition du capital se
vérifierait il aussi en ce qui concerne le capital
« politique » ? Chaque observateur peut en tous cas constater la
permanence de nombreux patronymes au sein de notre classe politique.
Durant
la législature passée, parmi les huit présidents de parti[2]
qui ont conclu la 6ème réforme de l’Etat, six d’entre eux
disposaient de parents actifs en politique, le plus souvent au premier plan. Bien
sûr, entre la désignation comme ministre à 24 ans par un parti dirigé de fait
par son propre père, l’occupation du même fauteuil présidentiel à plusieurs
années d’intervalle, ou encore l’accès au mayorat d’une commune dirigée dans le
passé par un grand-parent appartenant à autre parti, la dynamique à l’œuvre
dans leurs trajectoires respectives n’est pas nécessairement toujours
similaire.
A
l’instar de la concentration toujours plus grande du capital au fil des
générations, un tel phénomène « d’accaparement » des fonctions
politiques ne constituerait-il pas un retour en arrière, à l’époque où quelques
familles se transmettaient l’essentiel du pouvoir de manière dynastique, puis
par le biais du suffrage censitaire ?
Ne
met-il pas progressivement en danger la vitalité de notre système démocratique,
en donnant (au moins) l’apparence d’un système oligarchique, d’une
« caste » politique toujours plus étanche, dont la formation est
dominée par le principe de reproduction et d’endogamie?
Ce
phénomène contribuerait-il à expliquer pour partie la distance qui semble se
creuser entre gouvernés et gouvernants ou encore le discrédit croissant dont
souffrent, souvent injustement, les partis politiques, acteurs majeurs de la
démocratie?
Certes,
le pouvoir politique ne se transmet plus, sur un plan formel, de manière
« patrimoniale ». Mais n’est-ce pas là de plus en plus une fiction, à
l’instar du mythe néolibéral de l’ascension méritocratique mobilisé pour
justifier des écarts de richesse croissants ?
Les
mécanismes de reproduction du capital « politique » à l’œuvre sont
connus et régulièrement observables : bénéfice de places éligibles sur les
listes électorales pour mettre un premier pied à l’étrier, listes
confectionnées en général par un comité composé de parents directs, mise à
disposition du réseau et des ressources « familiales » dans le cadre
des campagnes, de l’activité politique ou dans le fonctionnement des structures
du parti, attention médiatique accrue, patronyme identifiable et doté d’une
valeur de « marque » auprès de l’électorat « familial »
précédemment fidélisé …
Bien entendu, il ne
s’agit pas de remettre en cause les qualités propres ni le droit de chacun à
faire de la politique, qu’il ait ou non des parents actifs en la matière –
hériter ne fait pas d’un individu un « imméritant » par nature –
mais, comme dans d’autres domaines, d’interroger les mécanismes et dynamiques
générateurs d’inégalités.
Le
rôle de l’héritage politique est naturellement à l’œuvre dans la plupart, si
pas l’ensemble, des partis confrontés à l’exercice du pouvoir sur plusieurs
générations. Même dans des formations peu ou pas confrontées à cet exercice,
comme le PTB, le noyau dur des cadres est composé pour une part importante « d’héritiers »,
bercés par le militantisme de leurs parents et rompus aux codes dès leur plus
jeune âge.
Cette
problématique concerne donc l’ensemble du spectre politique. Mais elle revêt un
enjeu particulier pour l’identité de la gauche.
La
gauche porte dans ses gènes le combat pour l’égalité. Sa vocation historique et
toujours actuelle est de lutter contre la confiscation des richesses, des
chances et des pouvoirs au seul profit de quelques-uns. Contre l’entre soi des
élites, contre le pouvoir démesuré de la rente et de l’héritage dans nos
sociétés, contre le déterminisme et le mythe idéologique du caractère
« naturel » de la majeure partie des inégalités. Elle porte aussi
dans son ADN la promotion et la défense de la démocratie parlementaire,
malmenée depuis toujours et en particulier en temps de crise.
La
gauche ne peut donc se permettre de négliger une telle problématique, ne fût-ce
que parce qu’elle est de nature à miner sa crédibilité à incarner aux yeux des
citoyens ces nobles et si importants combats.
La
tentation du procès en « jalousie » ne peut constituer un argument
recevable dans le champ idéologique de la gauche pour clore un tel débat. Cela
reviendrait endosser l’une des techniques habituelles de la droite pour fuir
tout débat sérieux sur la répartition équitable des richesses et une fiscalité
plus juste, comme l’a illustré encore récemment la présidente de l’Open VLD[3].
De
la même façon, s’en remettre à la bonne volonté des acteurs individuels ne peut
constituer davantage une réponse suffisante, dès lors que l’on pourfend sur le
plan des principes, et à juste titre, le mythe de
« l’autorégulation » efficace.
A
n’y prendre garde, pour accéder à la fonction politique, ne restera peut-être
qu’à suivre le conseil de Balzac : « se contenter d’épouser un
héritage ».
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