Le procès politique, patronal et parfois médiatique des travailleurs en grève confine à l’écœurement.
Il dit
beaucoup sur la prégnance de l’idéologie dominante actuelle, relayée j’en suis
convaincu le plus souvent de manière inconsciente et de bonne foi.
Les débats
télévisés de ce week-end en ont été encore une merveilleuse illustration.
Le patron de
la FEB (comme celui d’Agoria) a raison. Une grève n’a pas pour but premier de
créer de l’emploi, de rétablir la balance commerciale ou relancer les
investissements.
A-t-on
jamais entendu les dirigeants syndicaux d’ailleurs le prétendre ?
Oui, une
grève a notamment pour but de bloquer les outils de production.
Par
conséquent, débattre sur un plateau télé de la question de savoir si les grèves
ne devraient pas avoir lieu le dimanche ou en évitant de nuire au
fonctionnement économique et social normal du pays est pour le moins
surréaliste.
Enfin, le
pompon est venu du porte-parole du Premier Ministre qui a relayé hier sur le
réseau social twitter le commentaire d’une députée N-VA : « demain
à nouveau un week-end prolongé pour certains. Pardon : grève et mettre l’économie
à plat. Pas de compréhension pour ! »
Si le
porte-parole du Premier Ministre en est à relayer de tels messages, cela en dit
hélas beaucoup sur l’état d’esprit qui règne au sommet de ce gouvernement et
son absence d’un minimum d’empathie pour les actions des travailleurs en grève.
En tous cas
pas vraiment l’état d’esprit qui sied à la promesse de « main
tendue » du Premier Ministre.
- Qu’est-ce que la grève, et pourquoi est-elle consacrée sur le plan européen et international comme liberté constitutive d’une société démocratique ?
Dans une
économie de marché ou « mixte », il y a deux facteurs de production.
Le capital
d’une part, c’est à dire que les outils, les bureaux, et plus largement les
ressources financières mobilisées pour acquérir et développer ces outils. Ces
capitaux appartiennent aux actionnaires.
Le travail
d’autre part, c’est-à-dire la main d’œuvre qui est « louée » par des
femmes et des hommes (plus les enfants, plus les vieillards en principe)
contre rémunération.
Ce n’est pas
une division morale entre le bien et le mal, c’est une division économique et
sociale.
Le détenteur
de capital cherche à maximiser son profit[1],
tandis que le travailleur cherche à faire au mieux rémunérer la location de sa
force de travail.
Le détenteur
de capitaux a un outil de pression évident, à l’encontre des travailleurs comme
du gouvernement, vu qu’il est « propriétaire » : la
délocalisation, la fermeture, la vente, la réduction de personnel etc.
En
contrepartie, celui qui loue sa main d’œuvre a comme seul vrai outil de
pression la suspension de son travail, c’est-à-dire la grève. Si une usine est
en grève, le facteur de production « capital » n’est plus rémunéré
(de même que le travail bien entendu).
C’est bien
parce qu’on admet la légitimité de cette « dialectique » qu’il y a un
espace de concertation sociale, au niveau de l’entreprise, du secteur comme de
tout un pays.
Car pourquoi
discuter avec les représentants des travailleurs des salaires et conditions de
travail si on leur dénie la qualité de « sujet » dans l’allocation
des ressources produites ?
Ainsi, on
nous répète depuis des décennies que ce sont les entrepreneurs qui créent la
richesse. Une grève est l’occasion de constater, à la simple lecture des
communiqués de presse des fédérations patronales égrenant le « coût »
de la grève pour l’économie, que les travailleurs y contribuent aussi très
largement. En ce compris dans les services publics.
Aujourd’hui,
le « chantage » des détenteurs de capitaux ne heurte quasi plus
personne. Il n’est même plus perçu comme un moyen de pression. Il est devenu
une loi à laquelle tous doivent accepter de se soumettre.
Un exemple
récent qui n’a pourtant pas été abordé dans les multiples débats sur les
grèves, leur légitimité, utilité etc.
Monsieur
Brito, CEO de InBev, était en tournée dans notre pays la semaine passée. Il a
donné de multiples interviews. Interrogé sur le très faible niveau d’impôt payé
par sa société (2% me semble-t-il) en Belgique, il répondait : « Si
les règles changent, nous serons moins compétitifs et nos ventes diminueront. Alors, nous devrions
sortir la production de Belgique ».
Cela
s’appelle bien faire pression, ou chantage pour les âmes moins sensibles.
C’est
évidemment peu délicat à l’égard des PME qui s’échinent à créer de l’activité
et de l’emploi en payant souvent bien davantage d’impôts, et sans les mêmes
capacités d’ingénierie fiscale. Mais passons.
La même
semaine, le CEO d’Exmar déclarait lui dans L’Echo :
« Aussi
longtemps que nous aurons une fiscalité acceptable, nous resterons ici. Si cela
change, nous nous en irons. Ce sera juste une nécessité pour nous de partir. Si
nous pensons que la fiscalité est « unfair », c’est la responsabilité du
management d’une compagnie de trouver la meilleure solution ».
Pour
l’anecdote, ce CEO avait traité la politique du gouvernement précédent de
« socialisme staliniste ». Le PTB avait protesté (non, là c’est une
blague).
Est-ce que
ces deux patrons ont subi les quolibets de la presse et du gouvernement pour ce
chantage et cette prise en otage de l’emploi ? Non.
Leurs
déclarations ont-elles au moins fait l’objet de débats dans le cadre du conflit
social en cours ? Non plus.
Alexander de
Croo leur a-t-il répondu : « si ils veulent faire la loi fiscale
dans ce pays, ils n’ont qu’à se présenter aux élections » ? Pas
entendu en tous cas.
Au
contraire. Monsieur Brito s’est vu déroulé le tapis rouge par le VOKA, en tant
que « guest star » de leur récent congrès. Congrès auquel se
pressaient Alexander De Croo et de nombreux autres membres de la majorité
gouvernementale.
Le
porte-parole du Premier Ministre a-t-il exprimé sur les réseaux sociaux son
absence totale de compréhension pour ce « chantage à la
délocalisation » ? Pas vu.
Pourtant, on pourrait presque mot
pour mot mettre dans la bouche des travailleurs en grève les propos du CEO
d’Exmar :
« Aussi
longtemps que nous aurons un salaire et des conditions
de travail une fiscalité acceptable, nous resterons au travail ici. Si cela change nous nous en
irons en grève. Ce sera juste une nécessité pour
nous de partir en grève. Et Si nous pensons que la fiscalité est « unfair », c’est la
responsabilité du management d’une compagnie de trouver la des travailleurs de se mobiliser pour une meilleure
solution ».
Alors, les
travailleurs en grève ne méritent-ils pas au moins le même (ir-) respect que
ces CEO et leurs portes paroles idéologiques ?
- Pour quelles revendications les travailleurs font ils grève aujourd’hui ?
Pour des
augmentations de salaire ? Pour une nouvelle semaine de congés payés ?
Pour nationaliser tous les capitaux de ce pays ? Pour casser l’économie,
parce qu’ils sont conservateurs ? Par égoïsme, contrairement à Brito &
co ?
1/ Le saut d’index.
Une réforme
moderne ? Une recette d’il y a plus de 30 ans. Quand le père De Croo était
au gouvernement, le père Michel président du parti libéral et le père Ducarme
député.
Le saut
d’index, pour les travailleurs, c’est la diminution du prix de location de leur
main d’œuvre.
Le saut
d’index, c’est le gouvernement qui décide de mieux rémunérer le capital de
monsieur Brito au détriment du salaire de ses travailleurs. Sans accord entre
eux ni au niveau national.
Le saut
d’index, c’est une mesure qui va d’ailleurs accroire l’endettement de notre
pays selon le rapport de la Banque Nationale. Endettement pointé par la
Commission européenne. Tiens, ne fallait-il pas « penser aux générations
futures », comme le disait le gouvernement ?
Les
travailleurs ne peuvent pas menacer de se délocaliser pour faire pression
contre la baisse du « prix » de leur labeur, ils font donc grève.
Au fait, le
saut d’index, c'est une mesure que seul un parti assumait dans son programme
électoral : la N-VA. 33 députés sur 150.
2/ Retrait de la pension à 67
ans.
C’est-à-dire
l’âge jusqu’auquel les travailleurs de InBev devront louer leur main d’œuvre à
Monsieur Brito.
Une promesse
électorale de campagne enfin tenue ?
Non, pas un
député n’a été élu sur cet engagement le 25 mai dernier. Au contraire, la
plupart a été élu sur l’engagement de ne pas y toucher.
Une mesure
convenue entre partenaires sociaux ? Pas plus.
3/ Une fiscalité juste.
C’est-à-dire
que les revenus des travailleurs d'InBev ne soient pas plus taxés que les
revenus des détenteurs de capitaux d'InBev.
Ils sont
culotés ces travailleurs. Quel conservatisme.
- Un minimum de respect, à défaut de concertation sociale
Jusqu’à
aujourd’hui, le patronat soutenu par le gouvernement (ou l’inverse) ne veut pas
que ces questions soient soumises à la concertation sociale. C’est leur droit.
Mais qu’ils l’assument au lieu de dire qu’ils sont ouverts à la concertation
sociale.
Il est
encore moins courageux, comme on l’a entendu ce week-end de la bouche de
ministres du gouvernement ou représentants patronaux, de reprocher aux
représentants des travailleurs de préférer la grève plutôt que de venir autour
de la table.
Moi j’ai
bien entendu le Ministre de la concertation sociale dire au parlement et dans
les médias que les syndicats devaient choisir entre grève et concertation.
(Même si on
peut s’imaginer qu’il doit bien y avoir en coulisse des contacts mêmes
informels entre gouvernement et syndicats.)
Est-ce qu’on
n’a jamais demandé dans ce pays au patronat de choisir entre « chantage à
la délocalisation » et concertation ?
Si
l’exécutif fédéral veut sincèrement gouverner dans un climat de paix sociale et
de dialogue avec TOUS les interlocuteurs sociaux, il lui revient de créer les
conditions minimales pour ce faire.
Il peut
faire un autre choix, mais il doit l’assumer.
La
concertation sociale, c’est chercher l’adhésion minimale des partenaires
sociaux dans le chef du gouvernement. Ce n’est pas que répéter des mots
(« 137 fois.. ») ou demander aux représentants des travailleurs
d’exécuter en silence et avec le sourire le programme gouvernemental.
L’adhésion
« minimale » du patronat, ils l’ont, c’est le moins que l’on
puisse dire.
L’adhésion
des syndicats, elle est nulle. Du Jamais vu. Même sous Martens-Gol, qui
bénéficiait du soutien tacite sinon assumée de la CSC-ACV.
Quelles
gestes d’ouverture gouvernement et patronat ont-ils fait depuis l’entrée en
lice de l’exécutif pour susciter cette adhésion ? On aurait aimé avoir
cette question et une réponse ce week-end.
Le
gouvernement (et le patronat) peuvent faire le choix du refus de créer les
conditions de cette adhésion minimale. Ils peuvent choisir de « passer en
force ».
Mais ils
doivent alors assumer les conséquences du contenu et de la méthode de sa
politique. Ce n’est pas toujours la faute des socialistes, ou des gens
« qui ne comprennent pas et donc qui méritent plus de pédagogie ».
Et dans tous les cas de figure,
ils doivent au moins le même respect aux travailleurs en grève qu’à Monsieur
Brito et ses amis.
Et peut-être
même plus non ?
Car contrairement au chantage de Monsieur Brito, qui ne lui coûte qu’un coup de fil ou une interview, le « chantage » des travailleurs en grève leur coûte, outre l’opprobre de certains, une partie de leur salaire. Salaire qui n’est pas, pour les plus distraits, tout à fait du même ordre que celui de Brito.
Car contrairement au chantage de Monsieur Brito, qui ne lui coûte qu’un coup de fil ou une interview, le « chantage » des travailleurs en grève leur coûte, outre l’opprobre de certains, une partie de leur salaire. Salaire qui n’est pas, pour les plus distraits, tout à fait du même ordre que celui de Brito.
[1] La
situation de certaines PME et indépendants est plus hybride et complexe à
classer. Souvent leur apport consiste en leur propre force de travail, les
capitaux émanant de tiers (banques etc.). Ils sont aussi souvent dans un
rapport de sujétion avec ces tiers et des donneurs d’ordre (sous-traitants etc.)