Même si plus aucun retournement ne peut être définitivement exclu dans
le cadre de la présente formation de gouvernement ; même si la fonction de
Premier Ministre lui aura été dévolue suite au renoncement du CD&V et au
désintérêt de la NV-A, il est très probable que le prochain Premier Ministre
sera issu des rangs du MR, en la personne de son président, Charles Michel.
A cette occasion, les commentateurs ne manqueront pas de souligner qu’il
faut remonter jusqu’à Paul-Emile Janson, chef de gouvernement en 1937, pour
trouver le dernier libéral francophone à
avoir occupé la fonction de Premier Ministre.
En réalité, au-delà des étiquettes, cette « filiation
politique » est pour le moins
contestable, voire pêche par anachronisme, à la lumière de l’histoire du parti
libéral et des mutations idéologiques profondes qu’il a connues.
Né en 1846, le parti libéral de Janson est le plus ancien parti politique
de Belgique.
Parti de la bourgeoisie urbaine anticléricale, composé assez rapidement
d’une aile progressiste forte (sur le plan politique mais aussi social), à
laquelle émargeaient d’ailleurs les Janson père et fils, il ne serait venu à
personne l’idée de qualifier ce parti de « droite » ou de « centre-droit ».
Au contraire, pendant très longtemps, le parti libéral était clairement
perçu comme émargeant à « la gauche », par opposition à la droite
catholique et conservatrice. Il sera le seul rival électoral de la droite,
jusqu’à la création du Parti Ouvrier Belge et l’instauration du suffrage
universel.
Son aile progressiste (par opposition aux libéraux « doctrinaires »)
affichait d’ailleurs une grande proximité avec le Parti Ouvrier, au point de
constituer avec lui à plusieurs occasions de véritables cartels électoraux,
singulièrement lors de l’importante élection de 1912.
Caractérisé avant tout par son anticléricalisme et son attachement aux
idées des Lumières, le parti libéral glissa logiquement de la gauche vers le
centre du spectre politique, avec l’émergence du POB, ainsi que la prégnance
des questions socio-économiques.
Ce positionnement - à gauche sur
le plan philosophique, au centre sur le plan socio-économique -, perdura jusqu’à
la fin des années 50.
Dans les années 30, le parti libéral se situait encore, sur le plan socio-économique, aux antipodes de
l’idéologie dite « néo-libérale » d’aujourd’hui, promue par l’école
des économistes « de Chicago », et transformée en offre politique par
Thatcher, Reagan, et toute la droite libérale et conservatrice du continent
européen à leur suite.
Au contraire, le parti libéral se fit même plus « social » au
cours de cette décennie, réceptif à la diffusion des idées « keynésiennes ».
Ainsi, en décembre 1935, soit deux années avant l’installation du
libéral Janson à la tête du gouvernement belge, le parti libéral adopta un
programme dans lequel figuraient entre autres : la réduction du temps de travail, l’adoption de la pension légale, l’octroi
de congés payés, le principe d’une hausse des salaires ayant pour ambition de
relancer la consommation (sic !).
En 1945, le parti libéral adopta une charte sociale qui confirma ces
orientations très keynésiennes :
« Si le XIXème siècle a été celui de la démocratie
politique, nous croyons que le XXème doit être celui de la démocratie
économique et sociale. Nous voulons un esprit nouveau. Nous voulons un régime social
où la solidarité se substitue à l'assistance. Nous croyons que si de grands progrès sociaux ont été accomplis depuis
deux générations, la libération de l'Homme des servitudes de l'argent et de la
machine est encore à réaliser (sic!) »
« La libération des servitudes de l’argent »,
diantre !
On est donc très loin du corpus doctrinal du MR d’aujourd’hui.
Avec la conclusion des questions « royale » et « scolaire »
au cours des années 50, les questions socio-économiques vont structurellement prendre
le pas sur le clivage philosophique.
Le réalignement idéologique et stratégique du parti libéral s’opéra au
cours des décennies suivantes en deux temps.
En premier lieu, le parti libéral opère selon les termes de l’époque sa « déconfessionnalisation »,
ce qui lui permettra d’accueillir notamment les éléments les plus conservateurs
du CVP-PSC.
Ensuite, dans un deuxième temps, le parti libéral adopte un discours
ainsi qu’un programme de plus en plus « anti-étatiste » sur le plan
économique. Sur le plan de la protection sociale, il promeut un système davantage
basé sur la logique d’assistance pour les plus pauvres, et d’assurance privée
pour le reste de la population.
Ce double réalignement poursuivra son cours tout au long des décennies
70-80, avec l’adhésion à la doxa néo-libérale incarnée par Reagan et Thatcher, et
jusqu’à aujourd’hui.
Il aura conduit l’héritier formel du parti libéral, le Mouvement
réformateur de Charles Michel, à des positions qui se situent souvent très loin
de celles du parti de Paul-Emile Janson. Y compris sur le plan purement
doctrinal.
Sur le plan économique, la pensée des Milton Friedman et autres Frederik
Von Hayek est fièrement revendiquée et assumée par le MR actuel. Leurs textes
figurent par exemple dans « Synthèse des textes majeurs de la tradition
libérale », publiée par le MR et préfacée par Charles Michel.
Von Hayek est même qualifié par le directeur du Centre Jean Gol de plus
grand penseur libéral du 20ème siècle.
Dans le même ouvrage figure également un texte de l’économiste Pascal Salin,
qui évoque la question de l’impôt selon les termes suivants :
« Prélevé en fonction d'une norme décidée par les
détenteurs du pouvoir étatique, sans respect de la personnalité de chacun,
l'impôt pénalise la prise de risque et est foncièrement esclavagiste, allant à
l'encontre de son but recherché, bafouant les droits fondamentaux de l'être
humain et la propriété de l'individu ».
Plus étonnant encore, même le conservateur Edmund Burke, le penseur « anti-lumières »,
pourfendeur de la Révolution française, trouve aujourd’hui sa place au panthéon
doctrinaire du MR.
Burke, le penseur dont un certain…. Bart De Wever a fait l’apologie dans
une tribune publiée dans De Standaard en
2003, le qualifiant même « d’exemple idéologique ».
On est par conséquent bien loin de la pensée et des idées qui ont
inspiré le programme libéral de 1935 déjà évoqué, ou encore la charte sociale
de 1945, qui appelait à « libérer l’homme des servitudes de l’argent »…
Sur le plan philosophique, le réalignement
(« la déconfessionnalisation du parti libéral ») a été très loin
également, au point de faire totalement disparaître le trait identitaire et
fondateur du libéralisme belge, à savoir l’opposition au cléricalisme et l’incarnation
du progrès laïc.
La meilleure illustration de cette mutation est l’absence revendiquée de
programme commun sur les questions dites « éthiques et de société » (euthanasie,
mariage et adoption par des couples de même sexe etc.), et donc la faculté octroyée aux parlementaires MR de voter sur ces
questions selon leur « conscience ».
Ça sonne moderne, ça sonne « anti-particratique », mais il s’agit
d’un simple cache-sexe bâti à partir d’une forme de supercherie intellectuelle.
Le rôle des parlementaires n’est bien entendu pas assimilable à celui des
membres d’un jury d’assises tirés au sort, délibérant sur des faits et la culpabilité
d’un individu.
Ils sont les représentants
du peuple, choisis par celui-ci sur base de leur programme, en vue de voter au
nom du peuple (et non au nom de leur « conscience ») des normes
générales (les lois) s’imposant à tous.
Des questions comme l’égalité des Belges devant le mariage et l’adoption,
le droit de mourir dans la dignité ou de disposer de son corps sont des
questions éminemment politiques.
La « liberté de vote » est simplement le cache-sexe de l’absence
de volonté de définir l’identité du parti par une plateforme politique commune sur
ces questions.
C’est bien entendu respectable.
Mais c’est une fameuse rupture avec le parti libéral de Janson, dont la
raison d’être était précisément de constituer une plateforme politique commune
sur les questions philosophiques.
Ainsi, à l’occasion de l’adoption de la loi dépénalisant l’avortement en
1990, seuls 12 des 21 sénateurs PRL votèrent « pour » (unanimité parmi
les sénateurs PS).
Concernant la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe, adoptée
en 2003, seuls 6 des 14 députés MR présents (sur 18 au total) au moment du vote
s’exprimèrent en sa faveur.
En 2005, lors de l’adoption de la loi ouvrant l’adoption aux couples de
même sexe, seuls 5 députés MR votèrent « pour », 18 « contre »,
et 2 « abstention » (PS : 23 « pour », 1 abstention).
Parmi les députés MR qui ont voté « contre » l’adoption de la
loi ce jour-là, un élu du Brabant Wallon, ancien Ministre. Âgé de 30 ans, il s’appelle
Charles Michel.
Il sera probablement Premier Ministre. Mais il ne sera jamais vraiment
le successeur de Paul-Emile Janson.